Lors de la 4e édition de l’International Conference on Production Research, Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho (CEO de Toyota de 1999 à 2005) et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. présentaient : Toyota production system and Kanban system — materialization of just-in-time and respect-for-human system [1] ou comment Toyota définissait le respect des personnes en 1977.

Qualité de Vie et des Conditions de Travail

Comme je l’écrivais en 2017 (lire Lean et qualité de vie au travail, les deux font la paire), les professeurs Louis E. Davis, du Center for Quality of Working Life (UCLA) et Albert E. Cherns, membre du Council of Tavistock Institute ont publié en 1975 l’ouvrage The Quality of Working Life (The Free Press). Bientôt cinquante ans…

Depuis plusieurs années, nous pouvons constater une augmentation significative des actions pour améliorer les conditions de travail. Nous pourrions nous en satisfaire si l’ensemble des leviers de la QVCT était adressé. Malheureusement, nous en sommes encore, dans nombre d’entreprises, à des changements portant la plupart du temps sur l’environnement de travail, une des composantes de la QVCT.

Je vous renvoie aux travaux de l’Anact (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail) pour plus d’éléments de compréhension.

Dans son Cahier n°4 [3], la QVCT pour agir sur les problèmes d’attractivité, l’Anact met en évidence que les entreprises ont tout un champ d’actions à mettre en oeuvre sur l’enjeu Qualité de vie et des conditions de travail pour développer leur marque employeur.

Capitaliser, Cahier de l’Anact n°4, La QVCT pour agir sur les problèmes d’attractivité, Anact

Un des leviers de la QVCT qui évolue difficilement est « Le contenu et le sens du travail » :

Ils correspondent tout d’abord à « l’image que l’on se fait du métier » et permettent la créativité et l’apprentissage, une certaine autonomie, la réalisation d’un produit ou service de qualité, le travail en équipe, la connaissance des objectifs, etc. Ils doivent être en adéquation avec les valeurs éthiques du salarié (respect de l’environnement, cause animale…). »

Source : Capitaliser, Cahier de l’Anact n°4, La QVCT pour agir sur les problèmes d’attractivité, Anact, 2023

Des salariés ne sont pas dupes des actions mises en oeuvre par les entreprises :

Des salariés ont mis en garde contre la « babyfootisation » ou autres mesures gadgets, qui évitent soigneusement de se confronter aux difficultés rencontrées par les salariés dans leur travail réel. »

Source : Du sens à l’ouvrage — Comprendre les nouvelles aspirations dans le travail, Jean-Baptiste Barfety, Projet Sens, Juin 2023

Il existe une multitude de définition du sens du travail (cf. Annexe 2[4]). Le Projet Sens animé par Jean-Baptiste Barfety propose la suivante :

Le sens du travail est l’alignement ressenti entre ce qui se passe dans l’entreprise et ce qui est vécu et attendu par le salarié.

Du sens à l’ouvrage — Comprendre les nouvelles aspirations dans le travail, Jean-Baptiste Barfety, Projet Sens, Juin 2023

Le respect des personnes selon Toyota en 1977

Vous vous demandez certainement quel est lien entre la QVCT et la 4e édition de l’International Conference on Production Research de 1977 ? Le respect des personnes — plus précisément the respect-for-human system — présenté par Toyota.

Au regard de ce que vivent les entreprises et leurs salariés depuis des décennies (avec une accélération post-Covid), il me parait intéressant de faire un bond en arrière pour s’inspirer fortement des pratiques de Toyota.

Je ne vais pas vous décrire ici ni le Toyota Production System, ni le Kanban, ni le just-in-time dont il est question dans cette présentation. J’invite les plus curieux d’entre-vous à lire La force du Kanban réside dans sa compréhension ou encore Le Just-In-Time ce n’est pas que pour les pièces (mais également pour l’énergie).

Engagement actifs des salariés

Dans cette présentation, les auteurs dédient plusieurs pages à l’utilisation des capacités des travailleurs (Full utilization of workers’ capabilities).

This is Toyota’s second basic concept of making the best use of Japan’s favoured labour environment and excellent workers. It has built up a system of respect for humans, putting emphasis on the points as follows: (1) elimination of waste movements by workers, (2) consideration for workers’ safety, and (3) self display of workers’ capabilities by entrusting them with greater responsibility and authority. »
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

Les 3 points ci-après expliquent, sans aucun doute possible, que l’utilisation des capacités humaines des travailleurs n’entre pas dans la liste des 7 gaspillages (Muda / Waste), car c’est intrinsèque au Toyota Production System et à la philosophie de la famille Toyoda. J’en parlais déjà en 2020 dans mon article Alors, 7 ou 8 gaspillages en Lean suite à la parution de la 2e édition de The Toyota Way – 14 Management Principles From The World’s Greatest Manufacturer de Jeffrey Liker.

Élimination des gaspillages par les travailleurs

Toyota pose de facto le principe que les salariés ne peuvent réaliser leur travail dignement uniquement si ce travail augmente la valeur ajoutée des produits. Pour le dire autrement, un salarié se sent digne quand son travail quotidien apporte de la valeur sur les pièces qu’il manipule.

Augmenter la valeur ajoutée veut dire que chaque salarié (opérateur sur une chaîne ou salarié dans le tertiaire) transforme avec ses compétences / savoir-faire la pièce qu’il a reçue en une pièce augmentée de la valeur apportée. La valeur ajoutée est la matérialisation physique (ou numérique) du savoir-faire du salarié (en fonction des attentes des clients, bien entendu).

Réaliser une pièce / un produit qui doit être retravaillée (corrigée = gaspillage) ou jetée (le pire des gaspillages selon Taiichi Ohno) n’a pas de sens ! Ce n’est pas intellectuellement acceptable ; encore moins aujourd’hui avec le réchauffement climatique.

Malheureusement, dans toutes les entreprises, grandes et petites, on trouve de nombreux gaspillages. Pour le détail des Muda, je vous invite à regarder la vidéo Mura Muri Muda de l’Institut Lean France.

Chez Toyota, les travailleurs peuvent, via leur engagement actif dans la gestion et l’amélioration des ateliers, identifier, comprendre et supprimer ces gaspillages. Non seulement, ils sont fiers de pouvoir le faire, mais en plus ça facilite leur travail.

Dans ce document [1], nous découvrons que Toyota pousse encore plus loin la notion de gaspillage : faire réaliser des opérations qui par nature ne conviennent pas aux hommes.

Operations involving danger, operations injurious to health, operations requiring hard physical labour, and monotonous repetitive operations have been mechanized, automated, and unmanned»
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

Ce qui nous renvoie, entre autres, aux principes de séparation homme / machine du Jidoka et à l’invention, par Sakichi Toyoda, de l’arrêt automatique des métiers à tisser quand un fil cassait.

Note : dans le secteur industriel, cette recherche des gaspillages (opposés à la valeur à délivrer pour les clients) est de plus en plus prise en compte. Nous en sommes encore très loin dans les services, l’IT… Et c’est bien dommage, car cela entre directement dans le levier « Le contenu et le sens du travail » de la QVCT que les entreprises doivent améliorer.

Sécurisation des travailleurs

Nous pourrions croire que c’est un basique aujourd’hui ; et pourtant…

Si l’on regarde les données d’Eurostat (office statistique de l’Union Européenne), la France était (pour la seule et unique fois, il est vrai) en 2019 sur la première marche du podium des pays européens avec le plus de décès suite à un accident du travail : 3,53 décès pour 100 000 travailleurs.[7] En 2019, toujours, le nombre d’accident du travail non-mortel était de 3 000 pour 100 000 travailleurs.

Nous pourrions nous gargariser de l’amélioration, toute relative, de la situation en 2021 :

Le nombre d’accidents du travail en 2021 (604 565) se rapproche de celui de 2019 mais reste toutefois inférieur d’environ 8 %. C’est également le cas des décès liés au travail, qui restent à un niveau plus faible qu’en 2019 (88 de moins).[8]

Pour Toyota, c’était déjà à l’époque une situation inacceptable. Un profond manque de respect envers l’humain. En étudiant précisément le fonctionnement de leurs usines et de leurs salariés, Toyota découvre que des défauts, l’attente, la surcharge de travail et l’usage de méthodes non standard entraînent souvent des accidents.

The ‘Jidoka’ and elimination of waiting time now being advanced by Toyota is not only for reducing the production cost, but also effective as a measure for safety. The results have been reflected in the fact that from an international standpoint the frequency rate of injury at Toyota is low. »
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

En effet, selon les statistiques de l’OIT (Organisation Internationale du Travail) de 1974, le taux de fréquence des blessures dans l’industrie automobile américaine était de 1,5 contre 0,8 pour Toyota [1].

On comprend de mieux en mieux l’intégration du respect des hommes dans le Toyota Production System et notamment au sein du pilier Jidoka. Intégration que nous avons du mal à comprendre en Occident, ce qui a obligé Toyota à écrire en 2001 son Toyota Way comme système de management.

Olivier René (ancien de Toyota Valenciennes) avait d’ailleurs répondu à cette question suite à la parution du livre Le Lean Management au coeur des services (lire ici à partir de la 4e question sur le Toyota Way), co-écrit avec Bertrand de Graeve :

D’ailleurs le pilier du jidoka sous-entend, par lui seul, le système de management. Quand on comprend que jidoka ne signifie pas « séparation de la machine et de l’homme », qui est une traduction ou une interprétation tronquée et appauvrie du sens voulu par Taiichi Ohno à l’époque (« que chaque collaborateur puisse par lui-même donner plus de sens à son travail »), cela n’a pas la même profondeur, ni la même ambition !

Gestion et amélioration des ateliers

Nowadays, it has become an international interest to respect humanity of workers in production shops. Toyota firmly believes that making up a system where the capable Japanese workers can actively participate in running and improving their workshops and be able to fully display their capabilities would be foundation of human respect environment of the highest order. »
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

On se rappelle que cela a été écrit en 1977… et tellement d’actualité, car c’est précisément sur ce sujet-là que nos entreprises ont du mal à progresser.

Pour y arriver, il y a une nécessaire transformation managériale à réaliser, une remise en cause des idées fausses que le management a enregistrées depuis des décennies. Je vous invite à lire le livre de Cécile Roche Lean & leadership — Entretiens avec des leaders Lean.

Arrêt de la chaîne de production

Tous les travailleurs de Toyota ont le droit d’arrêter la chaîne de production. Ce droit est encore une incongruité pour nombre de nos manageurs ; quel que soit le domaine d’activité.

Un ouvrier de Toyota qui détecte un défaut ou qui se trouve en difficulté (pour une raison ou une autre) dans son travail peut arrêter la chaîne. C’est un des principes associés à la qualité : je ne produis pas et je ne transmets pas de défaut.

Toyota part du principe que : It is not a conveyer that operates men, while it is men that operate a conveyer, which is the first step to respect for human independence.

Ordre de priorité des pièces à produire

Chaque équipe et chaque ouvrier sont informés de l’ordre des pièces à produire et de l’état d’avancement de la production. Ce n’est pas un service de contrôle qui décide de qui va faire quoi. C’est le contremaître de chaque équipe qui prend les décisions de répartition des tâches et des éventuelles heures supplémentaires.

Participation à l’amélioration

Par défaut, tout salarié a le droit d’apporter des améliorations pour réduire les gaspillages. Avec le Just-In-Time mis en oeuvre par Toyota, chaque atelier et poste de travail ont le juste stock (pas de surplus). Si un problème apparaît et qu’il n’est pas résolu, la ligne de production s’arrêtera immédiatement.

The necessity for improvement can be easily understood by anyone. Therefore, Toyota is endeavoring to make up a working place where not only the managers and foremen but also all workers can detect trouble»
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

Autant dire que ce point-là n’est quasi pas compris dans nos entreprises !

Rendre visibles les problèmes (ou problem first) n’est pas du tout dans la mentalité de nos manageurs, voire des équipes. On préfère produire à grande vitesse et s’occuper de la qualité ensuite ; alors que c’est l’inverse que l’on doit viser. Je ne vais pas une nouvelle fois l’expliquer ici, mais je vous invite à lire mon article De l’importance de lire Gemba Kaizen de M. Imai (décédé, il y a quelques semaines).

En rendant visibles les problèmes via ce que les auteurs appellent “visible control”, les employés sont en mesure de comprendre où ils se trouvent et de travailler à leur résolution.

The authority and responsibility for running and improving the workshop have been delegated to the workers themselves, which is the most distinctive feature of Toyota’s respect-for-human system»
Source : Y. Sugimori, K. Kusunoki, F. Cho et S. Uchikawa du Production Control Department de Toyota Motor Co. [1]

Aujourd’hui, trop rares sont les équipes en charge de leur propre amélioration ! L’amélioration n’est pas reconnue par des entreprises comme du travail, comme de la production, mais comme une perte de temps. Dans certaines entreprises, il y a même un code d’imputation dédié dans les fameux CRA (compte-rendu d’activité), pour bien marquer que ce n’est pas de la production…

C’est ce que je considère comme le manque de respect absolu, justement parce que les entreprises (je devrais écrire « des », mais elles sont tellement nombreuses) ne donnent ni le temps ni les moyens aux équipes pour qu’elles puissent s’améliorer et faciliter leur travail.

Je reprends un extrait du livre Le Virage Lean de Art Byrne :

Et surtout, vous devez comprendre que l’élément essentiel à transformer, ce sont vos salariés. Ce sont les seuls de vos actifs dont la valeur s’apprécie. Les idées d’amélioration les plus pertinentes viennent de ceux qui effectuent le travail, pas de vous. Traitez-les avec le respect qu’ils méritent. »

Conclusion

Je me répète une nouvelle fois : c’était en 1977, il y a 46 ans !

Je terminerai cet article par les propos de Michikazu Tanaka concernant son apprentissage avec Taiichi Ohno en 1967, notamment sur le Kanban :

What became clear during my work with Ohno-san is that his chief interest was something other than reducing work-in-process, raising productivity, or lowering costs. His ultimate aim, I gradually learned, was to help employees assert their full potential. And when that happens, all those other things will occur naturally. »
Source : The Birth of Lean, Koichi Shimokawa, Takahiro Fujimoto, Lean Enterprise Institute, 2009

Peut-être suis-je idéaliste, mais c’est cette finalité-là, ces valeurs-là, que je cherche à mettre en oeuvre avec le Lean / TPS.

Livres / articles cités :

  1. Production and Industrial Systems: future development and the role of industrial and production engineering. Proceding of the Fourth International Conference on Production Research held at Tokyo Japan 22-30 August 1977, R. Muramatsu (Waseda University, Tokyo), N. A. Dudley (University of Birmingham, United Kingdom), Taylor & Francis Ltd, 1978
  2. The birth of Lean Conversation with Taiicho Ohno, Eiji Toyoda and other figures who shaped Toyota Management, Koichi Shimokawa, Takahiro Fujimoto, 2009, Lean Enterprise Institute Inc.
  3. Capitaliser, Cahier de l’Anact n°4, La QVCT pour agir sur les problèmes d’attractivité, Anact, Mai 2023
  4. Du sens à l’ouvrage — Comprendre les nouvelles aspirations dans le travail, Jean-Baptiste Barfety, Projet Sens, Juin 2023
  5. Travail & Changement — Le magazine de l’Anact — n°377, Anact, juillet 2023
  6. ProjetSens : projet-sens.fr
  7. Accidents du travail mortels par 100 000 travailleurs, Eurostat
  8. L’Essentiel 2021, Santé et sécurité au travail, Assurance Maladie, 2021

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