En parallèle de mes lectures / formations neurosciences / sciences cognitives sur la prise de décision, l’attention et l’apprentissage, je continue de (re)lire nombre de livres sur le Lean / Toyota Production System. C’est ainsi que je relisais il y a peu l’excellent The Birth of Lean[1] dans lequel on peut trouver une explication de l’apprentissage par l’erreur selon Eiji Toyoda (ancien président de Toyota Motor Corporation).

Ce livre a été publié en 2009, mais l’interview d’Eiji Toyoda est datée de janvier 1987, c’est-à-dire il y a trente-six ans… je passais mon Bac ! Trente-six ans et pourtant tellement moderne !

Le droit à l’erreur…

Finalement, depuis trente-six ans, notre comportement au travail n’a pas tellement changé. Chez Toyota, si… Mais chez nous, en France, nous en sommes encore à cacher ce qui ne va pas ou à trouver des excuses. Nous passons plus de temps en palabres qu’à agir pour comprendre et apprendre. Et, en toute incohérence, nous sommes les rois pour justifier l’inaction en utilisant le faux-fuyant le plus fréquent : « On n’a pas le temps ! »

Décider qu’il n’y a pas le temps pour le droit à l’erreur, c’est s’arroger le droit de contraindre l’intelligence de ses collaborateurs, des êtres humains. L’étymologie de contraindre est « serrer avec des liens » (du latin classique constringere), nous sommes face à une forme d’esclavage cognitif (le mot est volontairement fort).

Certes les galères et les chaînes ont disparu ; certes le fouet est d’une autre époque ; certes le droit de vie et de mort n’est plus (ou presque)… Cependant, les entreprises ont, même à l’ère post-industrielle et au XXIe siècle, cette capacité à tuer toute réflexion de ses exécutants, et elles ne s’en privent pas…

Les équipes ont la plupart du temps des plannings chargés à 100 %, voire plus, avant d’avoir commencé quoi que ce soit. Quand nous arrivons pour pratiquer avec elles des résolutions de problèmes, il ne faut pas s’étonner qu’elles nous renvoient dans nos buts. Nous ne sommes pour elles qu’une surcharge, qu’un effort supplémentaire à fournir… et nous ne pouvons que les comprendre. Pourtant, elles tirent à boulets rouges sur l’ambulance au lieu du commanditaire.

Dans le même sens, beaucoup d’entreprises mettent en avant ce droit à l’erreur, mais nombre de leurs manageurs ne le pratiquent pas… injonction paradoxale, quand tu nous tiens ! Bien évidemment, elles ne s’en rendent pas compte (vraiment ?) parce que la direction ne va pas sur le Gemba (le terrain, là où la valeur se crée) ou alors elle fait les 3 singes (je ne vois pas, je n’entends pas, je n’en parle pas).

3 singes
Les 3 singes

Personnellement, il y a 3 citations que j’aime particulièrement, car si elles étaient appliquées elles changeraient profondément les entreprises françaises et notre capacité à être meilleurs.

Masaaki Imai[3] (plus de détails dans De l’importance de lire Gemba Kaizen de M. Imai) :

Il (le management, NDLR) leur arrive de penser “Sans nous, ils ne pourraient pas survivre” alors qu’ils devraient se dire, tout au contraire, “Que pouvons-nous faire pour les aider à accomplir mieux leur travail sans notre aide ? […]. »

Source : Gemba Kaizen® L’art de manager avec bon sens, M. Imai, 2000, Kaizen Institute

W. E. Deming (je vous invite à lire son livre Hors de la crise[4] écrit en 1982, mais toujours aussi moderne) :

Nous devons supprimer les distinctions de classe entre les personnes qui travaillent dans l’organisation. Mettre fin aux commérages. Cesser de réprimander les employés pour des problèmes provenant du systèmeLe management est seul responsable des fautes du système. Les gens ont besoin de se sentir en sécurité pour faire des suggestions. Le management doit tenir compte des suggestions. Les employés ne peuvent pas travailler efficacement s’ils n’osent pas demander quel est le but de leur travail, et s’ils n’osent pas faire des suggestions pour simplifier et améliorer le système. »

Source : Hors de la crise, W. E. Deming, 1982, Economica

Art Byrne[5] (plus de détails dans Pourquoi lire Le Virage Lean de Art Byrne ?) :

Et surtout, vous devez comprendre que l’élément essentiel à transformer, ce sont vos salariés. Ce sont les seuls de vos actifs dont la valeur s’apprécie. Les idées d’amélioration les plus pertinentes viennent de ceux qui effectuent le travail, pas de vous. Traitez-les avec le respect qu’ils méritent. »

Source : Le Virage Lean, Art Byrne, 2013, Pearson

Revenons à Eiji Toyoda, que nous dit-il sur le droit à l’erreur ?

An awful lot of people these days are always thinking up excuses for whatever goes wrong. That’s no way to make any progress. I always tell people to give their all to their work and not worry about mistakes », Eiji Toyoda

Source : The Birth of Lean, Conversation with Taiicho Ohno, Eiji Toyoda and other figures who shaped Toyota Management, Koichi Shimokawa, Takahiro Fujimoto, 2009, Lean Enterprise Institute Inc

Le droit à l’erreur ne veut pas dire laisser les erreurs se produire et ne rien faire pour les éviter ; non ! Ce serait juste idiot ! Le droit à l’erreur, c’est laisser les erreurs se produire et les rendre visibles pour les supprimer (résoudre).

L’erreur nous permet d’apprendre, il ne faut pas qu’elle devienne une punition. Stanislas Dehaene[6] met en lumière la punition de la curiosité, qui se manifeste « en sanctionnant chaque tentative d’exploration par une punition. » Refuser le droit à l’erreur, c’est ôter la curiosité nécessaire au déclenchement de cette exploration qui aurait pu devenir un apprentissage.

Le droit à l’erreur ne se développera que si les dirigeants et leurs manageurs le pratiquent réellement au lieu d’en faire une rengaine publicitaire. Pour cela, il va falloir sortir de ses habitudes cognitives qui finissent par un appauvrissement des connaissances et de l’esprit critique ; à l’opposé d’une entreprise apprenante.

Développer un espace de confiance dans lequel les collaborateurs se sentent protégés, c’est un des principes du Toyota Production System[7] :

The other way of understanding the Toyota Production System is as “abnormality management,” so guessing what the root cause of a problem is and guessing what the solution should be is not going to work. Unless we can develop a culture in which the workers can admit mistakes without being negatively affected, the Toyota Production System will not take root. »

Source : Management Lessons from Taiichi Ohno, Takehiko Harada, 2015, McGraw-Hill

Il est difficile pour le management actuel de reconnaître ses erreurs, Taiicho Ohno[8] nous en rappelle l’intérêt :

If you think, “What I said was mistaken,” you should clearly say, “I was wrong.” Without this sort of attitude your subordinates and the people on the gemba will not do things for you. If you realize that people will make mistakes and have a frank attitude to the point of thinking it is normal to apologize and say that you were wrong even to your subordinates, this will have an effect on how persuasive you can be. »

Source : Taiichi Ohno’s Workplace Management, Taiichi Ohno, 1982, McGraw-Hill Education

Nous sommes malheureusement empêtrés dans un système où l’erreur est sanctionnée au lieu d’être valorisée comme un apprentissage à venir. Du fait de nos habitudes cognitives, nous avons tendance à répéter nos erreurs ; ce que renforce l’absence de droit à l’erreur.

Nous avons également tendance à nous conformer au groupe (habitudes sociocognitives) et à ne pas nous faire remarquer : « la grande majorité des individus raisonne selon une heuristique appelée “le biais de représentativité”, c’est-à-dire une ressemblance immédiate avec un stéréotype social (représentatif) en mémoire associative : une représentation du système 1 », comme nous l’indique Olivier Houdé[9].

Au final, nous accumulons une dette d’apprentissage et nous passons (ou restons) dans un état d’esprit statique à l’opposé de la phrase de Steve Masson « Apprendre, c’est changer ».

… pour apprendre et transmettre

Poursuivons avec l’interview de Eiji Toyoda :

I also tell people to write up reports about what goes wrong, though not many actually do it. If we don’t write down what went wrong, and we only store the experience in memory, we won’t be sharing what we learned with the next generation, and that’s no good. You occasionally see someone new on the job going around telling people how to do things and leading them into the same mistakes we went through 10 years ago », Eiji Toyoda

Source : The Birth of Lean, Conversation with Taiicho Ohno, Eiji Toyoda and other figures who shaped Toyota Management, Koichi Shimokawa, Takahiro Fujimoto, 2009, Lean Enterprise Institute Inc

Résolutions de problèmes, standards de travail, Kanban, management visuel… Le Lean / TPS, pour qui s’y intéresse sérieusement, est un système d’apprentissage et pas juste une succession d’outils sur étagère.

L’erreur, et donc sa reconnaissance comme telle, est nécessaire à l’apprentissage. Prétendre le contraire revient à nier pleinement le fonctionnement de l’être humain et de son évolution depuis des millions d’années.

Les neurosciences et les sciences cognitives nous apportent des éléments de compréhension dans la gestion de l’erreur par notre cerveau. L’erreur est partie intégrante de l’apprentissage, comme nous le rappelle Stanislas Dehaene[6] : « Se tromper, c’est déjà apprendre. Les deux termes sont virtuellement synonymes, car chaque erreur est une opportunité d’apprentissage. »

« Prédire, détecter son erreur, se corriger sont les fondements mêmes d’un apprentissage efficace. »

Stanislas Dehaene[6]

Nous ne pouvons pas évoquer l’erreur dans la cognition sans faire référence à Steve Masson[12] et la rétroaction, ou feedback, (il n’est pas le seul à y faire référence) :

Au moins quatre raisons justifient l’importance de maximiser la rétroaction. Premièrement, la rétroaction peut stimuler l’activation de mécanismes cérébraux de correction d’erreur. Ces derniers aident le cerveau à modifier des connexions neuronales afin de corriger une erreur et agir plus efficacement. Deuxièmement, la rétroaction peut stimuler l’activation des mécanismes cérébraux de renforcement et augmenter la quantité de dopamine dans le cerveau, ce qui peut contribuer au renforcement des connexions neuronales efficaces et utiles. Troisièmement, la rétroaction permet de façon plus globale d’améliorer le pouvoir prédictif du cerveau et de maximiser ses dépenses énergétiques. Quatrièmement, plusieurs recherches montrent que la rétroaction influence de façon significative l’apprentissage, en particulier si elle est faite de façon optimale, en plus de diminuer les risques de répétition. »

Source : Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner, Steve Masson, Odile Jacob, 2020

Sans droit à l’erreur, il ne peut y avoir de feedback efficace. De plus, il est intéressant de constater que cette rétroaction change selon l’âge de la personne[12] : « L’effet de la rétroaction positive et négative évolue en fonction de l’âge. Au cours de l’enfance, l’effet de la rétroaction positive sur le cerveau est plus important que celui de la rétroaction négative et, à l’âge adulte, c’est l’inverse. À l’adolescence, les deux types de rétroaction engendrent un effet comparable. »

Activer ses neurones - Steve Masson
Activer ses neurones – Steve Masson[12]

Donnons le droit à l’erreur !

Au delà de l’apprentissage, l’erreur et le succès entrent dans la construction du sentiment d’autoefficacité personnelle (relatif à la représentation de soi), comme nous l’indique Joëlle Proust[2] :

Ce sentiment exprime la confiance dans sa propre capacité, en tant que personne donnée, à atteindre ses propres buts, dans le domaine et dans le contexte considérés. Chaque nouveau succès tend à accroître le sentiment d’efficacité personnelle de l’agent dans ce domaine, chaque erreur tend à le faire décroître. Ce sentiment conduit naturellement l’agent [NDLR : une personne] à attribuer l’échec ou la réussite de l’action entreprise à sa propre incompétence ou compétence. »

Source : Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

Penser vite ou penser bien ? - Joëlle Proust
Penser vite ou penser bien ? – Joëlle Proust[2]

Nous savons que si la représentation de soi est négative, elle génère du stress (augmentation du taux de cortisol) en plus des émotions négatives que peuvent générer certaines situations. De nombreuses études – en laboratoire et hors laboratoire – démontrent que les émotions dégradent et modifient la mémoire (dégradation mnésique)[11] :

Les effets délétères du stress sur les performances mnésiques sont robustes. Ils ont été maintes fois rapportés dans différents contextes expérimentaux et surviennent sur l’ensemble des mécanismes mnésiques, depuis des mécanismes d’encodage et maintien jusqu’aux mécanismes de récupération. »

Source : Émotion et cognition, Patrick Lemaire, De Boeck supérieur, 2021

Il nous appartient donc de reconnaître le droit à l’erreur pour inciter chaque personne à utiliser des techniques d’amélioration de son fonctionnement mental : « se pencher sur ses erreurs, le questionnement dynamique, l’examen en groupes des traces, les pièces mal faites, les brouillons, les ratures, ce que nous appelons “le travail sur le sale”, tout cela constitue un moyen pédagogique d’aide à la compréhension et à l’amélioration du fonctionnement mental. »[10].

Je fais mienne une citation d’Émile Chartier, dit Alain, extraite du livre Apprendre ! de Stanislas Dehaene[6] :

« Il faudrait apprendre à se tromper de bonne humeur. […]
Penser, c’est aller d’erreur en erreur. »

Émile Chartier, Propos sur l’éducation, 1932

Comme l’a dit l’oncle d’Eiji Toyoda, Sakichi Toyoda (fondateur de Toyota) : “Before you say you can’t do something, try it.

Livres / articles cités :

  1. The Birth of Lean, Conversation with Taiicho Ohno, Eiji Toyoda and other figures who shaped Toyota Management, Koichi Shimokawa, Takahiro Fujimoto, 2009, Lean Enterprise Institute Inc
  2. Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021
  3. Gemba Kaizen® L’art de manager avec bon sens, M. Imai, 2000, Kaizen Institute
  4. Hors de la crise, W. E. Deming, 1982, Economica
  5. Le virage Lean, Art Byrne, 2013, Pearson
  6. Apprendre !, Stanislas Dehaene, Odile Jacob, 2018
  7. Management Lessons from Taiichi Ohno, Takehiko Harada, 2015, McGraw-Hill
  8. Taiichi Ohno’s Workplace Management, Taiichi Ohno, 1982, McGraw-Hill Education
  9. Apprendre à résister pour combattre les biais cognitifs, Olivier Houdé, Flammarion, édition augmentée 2022
  10. De l’intérêt du « travail sale »… Vive l’erreur, Alain Moal, Le Monde de l’Éducation, 1995
  11. Émotion et cognition, Patrick Lemaire, De Boeck supérieur, 2021 (voir Buchanan & Lavallo, 2001 ; Cahill et al., 2003 ; Deffenbacher et al., 2004 ; Edelstein, 2006 ; Het et al., 2005 ; Morgan et al., 2004 ; Payne et al., 2006 ; Raes et al., 2006 ; Richards et Gross, 2000, 2006 ; Roozendaal, 2002 ; Roozendaal et al., 2006 ; Talmi et al., 2018)
  12. Activer ses neurones pour mieux apprendre et enseigner, Steve Masson, Odile Jacob, 2020

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