La résolution de problème, quelle que soit la technique utilisée, est au coeur du système d’apprentissage qu’est le Lean Management. Sa principale difficulté vient de la mise en oeuvre d’actions cognitives très coûteuses en énergie, ce que notre cerveau n’aime pas particulièrement. Essayons d’appréhender les actions cognitives stratégiques dans la résolution de problème.

Agir stratégiquement requiert de délibérer, de comparer des options et d’évaluer son incertitude[1]

Le Toyota Production System est construit autour de l’idée géniale que les acteurs (au sens « celui qui agit » du latin classique actor) peuvent améliorer leurs pratiques de travail et la qualité de ce qu’ils produisent. Ce qui en fait un système d’apprentissage.

Cette idée propulsée par la famille Toyoda, Taiichi Ohno, Shigeo Shingo et d’autres (sans oublier les influences externes à Toyota comme Deming) n’est malheureusement pas toujours une sinécure à mettre en oeuvre. Pour autant, ce n’est pas spécifique au Lean / TPS ; on trouve le même phénomène avec l’ISO 9001, ITIL et sa gestion des problèmes, par exemple.

Pourquoi est-ce si difficile de mettre en place de la résolution de problème ? Tout n’est pas dû à notre cerveau, mais une bonne partie quand même.

Propos liminaires

Cet article n’est pas une thèse, j’en suis bien conscient et j’en suis bien loin. Il contient des réflexions qui sont miennes et qui s’appuient essentiellement sur mes expériences et mes connaissances en date d’avril 2023.

Je suis également conscient que mes réflexions pourront déclencher des questionnements, car elles peuvent être dérangeantes quand les connaissances nécessaires ne sont pas acquises ou à jour.

Comme je l’ai déjà écrit, loin de moi l’idée de maîtriser ce que des chercheurs mettent plusieurs dizaines d’années à comprendre. Je m’appuie sur leurs nombreuses publications (accessibles ici) pour apprendre, comprendre, pratiquer et faire mes boucles d’amélioration.

Enfin, je pratique volontairement la simplification – en essayant de ne pas être simpliste – pour faciliter la compréhension. La simplification amène naturellement à mettre de côté certains points. Ne m’en veuillez pas si vous avez l’impression que j’ai omis des éléments. Merci !

Les habitudes cognitives

Les habitudes cognitives rendent difficile la mise en place de la résolution de problème. Joëlle Proust (philosophe, directrice de recherche émérite au CNRS, membre de l’Institut Jean-Nicod et du Conseil scientifique de l’Éducation nationale) nous alerte sur leur précocité :

Ce qu’il s’agit en l’occurrence de saisir, c’est que le sentiment d’intérêt ou d’ennui s’est construit au fil des expériences passées. Les microdécisions cognitives que je prends résultent de mes ressentis antérieurs, mais elles prédisent aussi ce que je ferai demain de ma pensée. Elles sont souvent le produit d’habitudes acquises dès l’enfance, sous l’influence de l’environnement socioculturel. Ces habitudes cognitives décident de la qualité des premiers apprentissages, de l’ouverture au monde, de l’envie d’apprendre. »

Source : Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

Les enfants grandissent donc sous l’influence d’environnements socioculturels qui les amènent à reproduire des biais sociocognitifs. Ces derniers consistent « à soumettre ses actions cognitives à des croyances ou à des valeurs relevant de l’appartenance sociale. Ces biais peuvent pousser à éviter des champs de savoir pour des raisons identitaires.[1] »

Un groupe, une équipe, une entreprise sont des environnements socioculturels dans lesquels nous retrouvons ces biais sociocognitifs, qui deviennent, par la force des choses, des habitudes cognitives.

En tant qu’habitudes partagées, les habitudes cognitives deviennent non seulement plaisantes, mais affiliantes. On aime les habitudes cognitives pour ces deux raisons, qui sont aussi deux sources essentielles d’inertie, au centre d’un sentiment complexe d’évidence et d’affiliation. On est ainsi doublement récompensé de choisir le moindre effort intellectuel (penser comme d’habitude), et de faire ce que font les autres. »

Source : Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

Comme elles sont partagées et qu’elles ne consomment que peu d’énergie, ces habitudes sociocognitives nous amènent à privilégier des sources d’informations conformes à nos opinions et à limiter nos interactions avec des personnes les partageant. Il en résultera un appauvrissement inévitable des connaissances et du raisonnement critique[1].

Les habitudes cognitives créent le sentiment de facilité du décodage engendrant ainsi l’illusion de comprendre[1]. Ce sentiment de facilité provient de la rapidité avec laquelle les personnes traitent de la même façon ce qu’elles traitent le plus souvent.

Face au renforcement créé par l’habitude, les occasions de percevoir la force de la critique et de la révision se font rares. Cela peut expliquer la difficulté à rompre complètement avec des modes de raisonnement dont on sait pourtant qu’ils sont improductifs. »

Source : Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

Cela nous renvoie à l’illusion de la connaissance.

Les croyances et les suppositions n’aident pas non plus, comme a pu l’expliquer Carol S. Dweck[2] : une personne se considérant peu intelligente n’investira pas d’efforts cognitifs car, pour elle, cela ne servira à rien. Inversement, une personne ayant la prétention d’être intelligente ne prendra pas le risque d’affronter des situations d’apprentissage pouvant mettre en péril cette supposition.

« Je ne divise pas le monde entre les faibles et forts, ou entre les succès et les échecs. […] Je divise le monde entre les apprenants et les non-apprenants. »

(Benjamin Barber, sociologue)

Les actions cognitives stratégiques

Une action cognitive a pour objectif d’acquérir, retrouver ou réviser des connaissances[1].

Avant d’entrer dans la compréhension des actions cognitives stratégiques, précisons que notre cerveau fonctionne avec 3 systèmes d’actions cognitives :

  • les actions cognitives impulsives, qui ne demandent aucune réflexion, comme identifier un visage connu dans un environnement non familier ;
  • les actions cognitives routinières, qui nécessitent peu d’attention et un faible coût cognitif pour satisfaire les multiples besoins récurrents de connaissance ;
  • les actions cognitives stratégiques, qui, indépendamment du contexte, s’exécutent dans une temporalité beaucoup plus longues pour atteindre une forme profonde de compréhension, d’inférence et de jugement.

Les actions cognitives impulsives et routinières fournissent des résultats rapidement avec des efforts plutôt faibles. Les actions cognitives stratégiques consomment de nombreuses ressources cognitives.

Les actions cognitives stratégiques consomment des ressources cognitives parfois considérables en termes de temps et d’attention focalisée ; il faut des efforts soutenus pour rassembler des informations, les passer au crible, surmonter les obstacles, découvrir des stratégies payantes, repérer les illusions de réussite, les sources d’information douteuses. »

Source : Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021

Résolution de problèmes et actions cognitives stratégiques

Revenons à notre problématique de départ, la difficulté de mettre en oeuvre la résolution de problème. Il existe un livre, traduit depuis cette année en français, qui montre par l’exemple cette difficulté. C’est l’histoire de Ken Sanderson qui apprend l’usage du A3 à Desi Porter pour résoudre les problèmes de traduction. Ce livre est Manager pour apprendre de John Shook.

Au travers de cet excellent livre pour apprendre à résoudre les problèmes, je trouve que John Shook a su montrer les difficultés et l’état d’esprit des deux protagonistes et surtout ceux de Porter, lors de son apprentissage.

Si l’on s’intéresse finement aux échanges, aux sentiments illustrés par les pensées de Porter, aux moments de doutes, mais également aux actions réalisées, on voit bien sa transformation. En comparant les actions cognitives qu’il prend au début de l’histoire avec celles à la fin du livre, on perçoit les 3 systèmes d’actions cognitives : impulsives, routinières et stratégiques.

John Shook, par volonté ou par hasard, démontre avec ce livre la puissance des actions cognitives stratégiques. C’est au moment où Sanderson amène Porter à puiser dans ses ressources cognitives – sortir de la facilité – que ce dernier commence à utiliser le système d’actions cognitives stratégiques. Et c’est précisément à ce moment-là que le travail de Porter sur son A3 devient de plus en plus pertinent.

On comprend également l’effort que cela coûte à Porter. Il a parfois eu envie d’abandonner ; sentiment qui s’explique selon Rakefet Ackerman (professeur de psychologie cognitive) par l’évolution au fil du temps du sentiment exécutif qui régule l’arrêt de l’effort cognitif [1]: l’abaissement du critère d’arrêt. Ce principe explique également que parfois, pour mettre un terme à l’effort cognitif, certaines personnes semblent préférer avancer une solution, même douteuse, plutôt que de renoncer à répondre.

Aller plus loin

Je devrais ajouter des éléments sur la métacognition, les sentiments métacognitifs et autres, mais je ne le ferai pas dans cet article pour éviter de le complexifier. Si vous souhaitez en savoir plus, je vous invite à lire le livre de Joëlle Proust cité dans cet article.

Livres / articles cités :

  1. Penser vite ou penser bien ?, Joëlle Proust, Odile Jacob, 2021
  2. Osez réussir ! Changer d’était d’esprit, Carole S. Dweck, Éditions Margada, 2017

2 commentaires sur « Les actions cognitives stratégiques dans la résolution de problème »

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