L‘illusion de la connaissance est commune, car nous considérons que nous n’avons pas à remettre en cause nos connaissances. Une des pratiques du Lean est de réaliser des Gemba. Ceux-ci permettent aux personnes qui pratiquent les visites terrain de se questionner sur ce qu’ils savent. Ainsi, le Gemba réduit l’illusion de la connaissance.
Pour le présent article, je m’appuie principalement sur le livre Le gorille invisible ; quand nos intuitions nous jouent des tours de C. Chabris et D. Simons (Essai Le Pommier ; 2e tirage, 2020). Les auteurs traitent de plusieurs sujets autour de notre perception du monde et de nous-mêmes. J’ai choisi celui de l’illusion de la connaissance.
En préambule, nous rappellerons que nos sens envoient en permanence toutes leurs informations à notre inconscience, qui construit notre perception (perceptum : ce qui est recueilli) du monde qui nous entoure. Notre conscience, à partir d’une toute petite partie des éléments fournie par l’inconscience, crée une représentation (repraesentere : rendre présent) de ce monde.
Nous ne vivons donc pas ni dans la même perception ni dans la même représentation du monde. Ce qui est encore plus marqué si on y ajoute les principes attentionnels et décisionnels.
L’illusion de la connaissance
L’illusion de la connaissance nous touche dans notre vie quotidienne. Elle « nous fait croire que nous savons comment des objets quotidiens fonctionnent, alors que nous ne le savons pas en réalité. » Les auteurs précisent « qu’elle est encore plus influente et lourde de conséquence lorsque nous réfléchissons sur des systèmes complexes. »
Nous découvrons qu’une partie de nos connaissances ne sont en fait qu’un sentiment de familiarité. Il semble que notre « impression de compréhension est illusoire : vous prenez votre compréhension de ce qui se passe pour une compréhension de pourquoi cela se passe, et prenez votre sentiment de familiarité pour une connaissance réelle. »
Une des techniques utilisées par Leon Rozenblit et Franck Keil à la Yale University pour arriver à ce résultat est celle du « Pourquoi ça ? », qui s’apparente, dans sa démarche, aux 5 Pourquoi ? de la résolution de problème.
Ils posèrent une question simple, comme « Pourquoi le ciel est bleu ? » et à chaque réponse apportée par la personne questionnée ils ajoutaient « Et pourquoi ça ? » jusqu’à ce que la personne ne puisse plus expliquer (= lacune / limite dans sa connaissance). Rozenblit procéda à une douzaine d’expérience avec des personnes de profils différents (y compris des étudiants de premier cycle de Yale). Il en ressort que :
Les connaissances de la plupart d’entre-nous sont suffisamment peu profondes pour être épuisées rien qu’à la première question. Nous savons qu’il y a une réponse, et nous avons l’impression que nous la connaissons, mais jusqu’à ce qu’on nous demande de l’exprimer nous semblons baigner dans une ignorance béate des lacunes de notre connaissance. »
Source : Le gorille invisible ; quand nos intuitions nous jouent des tours, C. Chabris, D. Simons, Essai Le Pommier, 2e tirage, 2020
Les auteurs précisent que cette erreur de l’illusion de la connaissance s’applique à tous les sujets. Elle se déclenche « dès que nous avons un gros projets à réaliser, un problème à résoudre ou une tâche à remplir. » Ils font également référence à la bonne compréhension de ce qu’il y a à faire pour la réduire.
Ce qui renvoie, par exemple, à la résolution de problème du Lean. Si le problème n’est pas correctement compris, le temps passé sur le PDCA sera inutile, car l’ensemble de la résolution de problème sera faux.
Ils donnent l’exemple de Tim Roberts (1er en 2008 du tournoi TopCoder Open de programmation informatique). Sur les six heures que les concurrents eurent pour développer l’application sur la base de caractéristiques définies, Tim Roberts passa sa première heure à poser une trentaine de questions pour comprendre finement ce qui devait être codé. Il réalisa une application qui faisait exactement ce qui était demandé, avec aucune fonctionnalité superflue.
Once he understood exactly what was required, he set about designing a system that met those requirements – and nothing else. Competitors get extra points for bells and whistles, but Mr. Roberts knew that any time spent designing extra features would come at the expense of more basic functions. Instead, he focused on making sure that his software worked and that he finished by the deadline, which he did — by three minutes. »
Source : Keeping It Simple Pays Off For Winning Programmer, Ben Worthen, The Wall Street Journal, 2008
Ici, je ne peux m’empêcher de vous renvoyer au livre de Cécile Roche et Luc Delamotte Lean en ingénierie : Guide de voyage — Les meilleurs itinéraires pour développer vos nouveaux produits et satisfaire vos clients (L’Harmattan, 2018). Vous pouvez écouter les auteurs présenter leur livre avec le replay du Book Club de novembre 2020 organisé par Anne-Lise Seltzer.
La planification
Il est un autre domaine dans lequel l’illusion de la connaissance a des conséquences très importantes (financières et humaines entre autres), c’est la planification. Nous connaissons tous des exemples de projets qui n’ont pas tenu leurs délais initiaux (travaux publics, projets informatiques d’État ou privés, construction de bâtiments…) et qui, pour certains, ont été purement abandonnés.
Une étude de 2008 décrite par P.B. Carroll and C. Mui Billion Dollar Lessons: What You Can Learn from the Most Inexcusable Business Failures of the Last 25 Years (New York: Portfolio, 2008) montre que les manageurs de projets expérimentés se trompent un tiers du temps. Bien moins souvent que les inexpérimentés, mais le respect de leurs planifications est faux dans 33 % des cas !
Il existe même une loi sur ce problème, la loi de Hofstadter : « Il faut toujours plus de temps que prévu, même quand vous prenez en compte la loi de Hofstadter. »
Les auteurs, non sans une pointe d’humour, nous apprennent qu’il n’y a pas « d’illusion de la cécité, de l’amnésie, de l’idiotie ou de l’incompréhension totale », mais bien une illusion de la connaissance qui tend à nous rendre optimiste quant à nos capacités mentales. Elle nous laisse penser que « nous sommes supérieurs à la moyenne et que nous en savons plus sur le monde et sur l’avenir que de raison. »
Nous sommes persuadés de comprendre un projet dans les détails. Cependant, le sentiment de familiarité (cf. plus haut), qui nous rend optimiste, nous entraînera vers un chiffrage d’une estimation grossière. En effet, ce qui peut nous paraître simple dans notre tête se heurte à la réalité opérationnelle.
Enfin, planifier c’est prévoir, c’est vouloir maîtriser le temps dans un monte idéal ; qui n’existe pas ! Même Maître Yoda le dit : « Difficile à voir. Toujours en mouvement est l’avenir. »
Les auteurs proposent, pour éviter cette illusion de la connaissance, que nous reconnaissions que nos chiffrages, estimations sont certainement fausses. Sacré défi alors que nous sommes persuadés de maîtriser ce sujet mieux que personne. Pourtant, comme avec le Lean, savoir se remettre en cause, accepter qu’on ne sait pas est la meilleure manière d’apprendre et de réduite cette illusion de la connaissance.
Le Gemba
Pratiquer le Gemba, comme la résolution de problème pour développer la connaissance, ne peut que réduire l’illusion de la connaissance.
S’exposer au terrain, s’exposer aux difficultés des équipes (au lieu de leur dire : « C’est pourtant simple, il suffit de… »), remonter le flux et questionner les processus de fabrication, commencer à douter de nos connaissances, apprendre à échanger avec d’autres sachants pour valider / invalider ce que nous pensons savoir… bref, ayons l’humilité de confronter nos prétendues connaissances avec la réalité.
Le Gemba réduit l’illusion de la connaissance, sans aucun doute !
Lecture complémentaire : Sans attention, le coach n’existe pas.
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