Le chemin de la compréhension du Toyota Production System et du Lean est long, compliqué, pavé d’épreuves, d’échecs, de réussites et de principes qui mettent en cause une bonne partie de notre système de pensée. Cet article Pourquoi est-ce si difficile d’apprendre le Lean ? est un début de réponse.

Mes dernières lectures et formations en neurosciences et sciences cognitives dans le domaine de la prise de décision, de l’attention, de la surcharge cognitive, de l’apprentissage m’amènent à mieux comprendre l’invisible à nos yeux : les mécanismes complexes de notre cerveau.

Propos liminaires

Cet article n’est pas une thèse, j’en suis bien conscient et j’en suis bien loin. Il contient des réflexions qui sont miennes et qui s’appuient essentiellement sur mes expériences, ma propre représentation du monde (voir plus bas pour comprendre) et mes connaissances en date de ce début février 2023.

Je suis également conscient que mes réflexions pourront déclencher des ruptures de cohérence (voir plus bas pour comprendre), car dérangeantes quand les connaissances nécessaires ne sont pas acquises ou mises à jour.

Comme je l’ai déjà écrit, loin de moi l’idée de maîtriser ce que des chercheurs mettent plusieurs dizaines d’années à comprendre. Je m’appuie sur leurs nombreuses publications (accessibles ici) pour apprendre, comprendre, pratiquer et faire mes boucles d’amélioration.

Enfin, je pratique volontairement la simplification – en essayant de ne pas être simpliste – pour faciliter la compréhension. La simplification amène naturellement à mettre de côté certains points. Ne m’en veuillez pas si vous avez l’impression que j’ai omis des éléments. Merci !

Complexité et apprentissage

La première phrase de cet article est, en elle-même, porteuse de stress pour toute personne en cours d’apprentissage du Lean ou qui voudrait se lancer dans sa compréhension. Elle est constituée de mots qui vont titiller les déclencheurs de stress (noradrénaline), comme l’anticipation de l’effort (ressources à fournir / ressources disponibles), l’anticipation d’une minimisation des ressources…

Rupture de cohérence

J’ai (nous les coachs Lean) l’habitude de dire que le Lean est contre-intuitif, car c’est une vérité. Des principes et des techniques du Toyota Production System / Lean vont mettre en cause certains de nos schémas mentaux. On peut nommer cela rupture de cohérence.

Pour faire simple une rupture de cohérence est ce qui vient mettre en doute les connaissances que nous avons acquises : une pomme qui monte au lieu de tomber quand on la lâche ; les pieds à 5 mètres de la tête dans un tour de magie / prestidigitation ; la qualité avant la vitesse ; ralentir pour accélérer…

Or, notre cerveau déteste les ruptures de cohérence. Et quand il déteste, il génère du stress (noradrénaline) pour fuir ou détruire l’élément stressant. L’évolution a même créé un déclencheur du circuit de la récompense (dopamine) quand on résout une rupture de cohérence. Ouf ! Sauvé !

Une rupture de cohérence peut déclencher l’attention et la curiosité. Elle peut donc être un acteur favorable à l’engagement, à condition d’éviter, juste après, un élément stresseur qui renforcera l’idée de fuite.

Habitudes

L’évolution a construit notre cerveau sur l’idée de minimiser l’énergie à dépenser. Il consomme à lui tout seul 20 % de la nôtre ; ce qui est déjà considérable. Bien qu’il se soit développé, il a conservé un fonctionnement proche de celui de nos ancêtres qui vivaient avec les mammouths (pour une bonne vulgarisation, je vous conseille la lecture du site du Centre d’Études sur le Stress Humain).

À cette époque, se nourrir était loin d’être aussi facile qu’aujourd’hui (comparativement aux pays dits “développés”). Préserver l’énergie et minimiser la dépense des ressources sont donc devenues, dans nos prises de décisions inconscientes, des stratégies d’adaptation.

Le développement des habitudes renforce cette stratégie d’adaptation, tout comme l’optimisation des ressources pour atteindre un objectif ; un des déclencheurs du circuit de la récompense (dopamine).

L’habitude est une succession d’étapes, comme dans une procédure (monter un meuble en kit, par exemple). Notre cerveau lui dédie un réseau hyperspécialisé de neurones, qui nécessitera moins d’effort lors des déclenchements suivants.

Pour le cerveau, l’acquisition d’une habitude est une forme d’apprentissage : les réseaux de neurones produisant des actions qui donnent satisfaction sont renforcés et stabilisés, pour être plus facilement déclenchés à l’avenir et dans le même ordre ; c’est le principe de l’apprentissage par renforcement. »

Source : Le Cerveau attentif, Jean-Philippe Lachaux, Odile Jacob, 2011

Du coup, pour notre cerveau, casser une habitude et en créer une autre est un déclencheur de stress (noradrénaline). Il est dû à l’anticipation de la probabilité de l’effort à fournir. Un exemple simple : vous avez l’habitude d’utiliser sur votre smartphone ou PC portable un clavier Azerty. Demain matin, vous trouverez un clavier Qwerty à la place de votre clavier habituel. Que se passe-t-il ?

Après une réaction de surprise, vous allez soit râler et tenter de retrouver un clavier Azerty (stratégie d’évitement qui déclenchera le circuit de la récompense), soit vous allez essayer de le prendre en main.

Votre cerveau n’utilisera plus (en totalité ou en partie) vos réseaux hyperspécialisés de neurones dédiés à l’usage d’un clavier Azerty. Il créera de nouvelles connexions neuronales, en supprimera d’autres et en fera un nouveau réseau hyperspécialisé (habitude) si l’usage du clavier Qwerty se reproduit fréquemment.

En attendant que la succession d’étapes pour taper un texte sur un clavier Qwerty devienne une habitude, vous aurez des gestes lents au début, puis de plus en plus rapides. Ils seront de moins en moins coûteux pour votre cerveau. Au début, il y a une charge cognitive importante pour chercher les touches, vérifier sur l’écran que c’est bien la lettre qu’on voulait…

Attention et représentation du monde

Attention

Jean-Philippe Lachaux définit l’attention comme étant

la focalisation sur des éléments privilégiés dans la masse de nos perceptions continues et de nos processus mentaux qui ont été dignes d’intérêt pour être singularisés et portés à notre conscience. L’attention détermine notre représentation du monde et l’expérience que nous en avons. »

Source : Jean-Philippe Lachaux

Cette définition est importante pour la compréhension de nos mécanismes de prise de décision, de représentation du monde, de l’attention, de l’apprentissage… Lachaux a écrit de très bons livres pour comprendre l’attention, je ne vais donc pas l’expliquer ici.

Il est nécessaire de retenir que chaque individu crée sa propre représentation du monde qui l’entoure en fonction de ses perceptions (les sens), de ses mémoires (perceptives, sémantiques, épisodiques, de travail et procédurales) et de ses processus mentaux. Le monde (en tout cas sa représentation consciente) existe grâce aux mécanismes de l’attention.

La singularisation est le mécanisme qui rend existants les éléments privilégiés dans la masse de nos perceptions continues. Comme nous créons chacun notre propre représentation du monde, nous vivons donc chacun dans un monde différent.

Il est donc normal que les personnes que nous accompagnons ne voient pas du premier coup ce que nous cherchons à leur montrer : la valeur et les gaspillages dans un processus, par exemple. Il est normal que ce soit difficile pour elles.

Pourquoi ? Parce que notre attention de coach va singulariser et porter à notre conscience ce que nous cherchons et que nous avons l’habitude de voir (la valeur ou les gaspillages). Le cerveau de la personne que nous accompagnons, lui, va singulariser et porter à sa conscience d’autres éléments privilégiés dans la masse de ses perceptions continues.

Ça ne servira à rien de dire, comme je l’entends parfois : Tu ne vois pas ? C’est pourtant simple ! Ouvre tes yeux ! Ce type de réaction, loin d’être une posture de coach, ne va pas aider la personne à rentrer dans la compréhension du Lean, bien au contraire. C’est juste un générateur de stress qui aura tendance à faire fuir les personnes les plus sensibles.

Taiichi Ohno utilisait une technique habituellement nommée « le cercle d’Ohno ». Il traçait un cercle au sol et demandait à la personne (en général des managers ou responsables d’équipe) d’y rester tant qu’elle n’avait pas compris quel était le principal gaspillage sur cette étape.

Cette technique, frustrante au début, a le mérite d’aider la personne à adapter son mécanisme d’attention pour rendre dignes d’intérêt, singulariser et porter à sa conscience des éléments qu’elle n’a pas l’habitude de privilégier. Elle fait donc exister dans sa représentation du monde des éléments qui n’existaient pas avant.

Intérêt et motivation

L’intérêt (interest : “il importe”), la motivation (movere : “mouvoir”, “déplacer”) sont des facteurs qui soutiennent l’attention. Notre cortex préfrontal (la partie avant du lobe frontal, juste derrière notre front) contient un filtre pour faire à chaque instant le tri, parmi toutes les informations qui parviennent à nos sens, entre celles qui présentent un intérêt réel et les autres (Lachaux).

Jean-Philippe Lachaux, notre expert de l’attention, nous explique que

Pour être bien concentré, il doit exister une forme d’alignement entre notre attention et intention, définie par ce que nous avons vraiment décidé de faire, et nous y arrivons, parfois, quand un objectif prend le dessus pour guider sans hésitation l’action et l’attention. »

Source : Le Cerveau funambule, Jean-Philippe Lachaux, Odile Jacob, 2015

Il est donc primordiale que chaque personne soit alignée avec elle-même (attention et intention), trouve son intérêt et soit motivée. Cela implique que le coach / formateur trouve le moyen d’attirer l’attention (rendre singulier) de la personne et de créer de l’intérêt dans la prise de décision inconsciente : anticipation de la potentialité addictive (combinaison de dopamine, ocytocine, sérotonine et endorphine).

Dans le cas contraire, le cerveau déclenchera de manière plus ou moins forte des doses de noradrénaline (stress) qui empêchera l’engagement de la personne (ou alors sous une forme de contrainte, mais ce n’est pas ce que nous cherchons avec le Lean).

La nouveauté est un déclencheur du circuit de la récompense (dopamine). Au contraire, la complexité est un déclencheur du stress (noradrénaline) dû à l’anticipation du potentiel effort cognitif à fournir (ressources à fournir / ressources disponibles) et des ruptures de cohérence dans notre schéma mental (incertitude, imprévisibilité…).

Comme notre cerveau déteste le couple noradrénaline / cortisole (qui soutient en énergie les actions de la noradrénaline), il va chercher une solution dite dopaminergente (qui déclenche de la dopamine). Assez rapidement, il va mettre en oeuvre des stratégies d’évitement : je n’ai pas le temps, ce n’est pas pour moi, c’est trop compliqué, ce n’est pas adapté, on veut du pragmatisme… ou encore : j’ai piscine !

Avant même de réfléchir à comment je permets à la personne de passer du système 1 au système 2 (Daniel Kahneman) par l’inhibition (Olivier Houdé), je dois déjà être capable de déclencher chez elle de l’intérêt, de la motivation…

Dimension temporelle

Nous sommes dans un monde où tout va de plus en plus vite, dans lequel nous voulons tout pour aujourd’hui. Nous sommes nos propres stresseurs ; ce qui est à la fois rassurant (car on peut agir) et à la fois perturbant (car nous sommes irrationnels).

Nous nous trouvons très souvent, notamment au travail, dans des situations où nous n’avons pas « le temps de ». De fait, il est compliqué de passer du système rapide (système 1) au système réfléchi (système 2). Elles ne sont pas nombreuses à le dire ouvertement, mais en off des personnes se lâchent sur notre questionnement : « On n’a pas besoin de questions, mais d’outils, de méthodes pragmatiques ! »

Les personnes attendent des réponses qui changent rapidement (aujourd’hui, demain, hier) leur façon de travailler. Et surtout, dans le sens qui leur convient sinon il y a une rupture de cohérence (donc du stress).

Surcharge mentale

Nous oublions souvent un élément malheureusement trop fréquent, la surcharge mentale. Tellement fréquent que c’est presque anormal de ne pas l’être.

La surcharge mentale est, comme nous l’a partagé BMO lors de la masterclass Surcharge mentale : la comprendre pour s’en libérer !, la sollicitation constante des ressources cognitives d’une personne liée à la planification, à la gestion et l’exécution d’une tâche ou un ensemble de tâches.

Sans trop entrer dans les détails techniques, les dernières recherches tendent à montrer que la surcharge mentale est la conséquence d’une accumulation de glutamate, qui est le principal neurotransmetteur excitateur au niveau du système nerveux central. Il est libéré par les terminaisons pré-synaptiques, transporté et transformé en glutamine par les cellules gliales (cycle glutamate-glutamine). Il est habituellement absorbé par la région post-synaptique d’un autre neurone. Dans le cas de la surcharge mentale, notre cerveau a du mal à évacuer ce trop-plein de glutamate présent dans l’espace synaptique.

Représentation d’un neurone et ses synapses – Source : Cours de neurosciences Licence 3, Master, Santé

En soi, une surcharge mentale ponctuelle n’est pas un problème pour notre cerveau. C’est sa répétition qui la transforme en stress chronique. C’est le maintien quotidien du stress qui le rend dangereux (épuisement des ressources qui lui-même alimente le stress).

Des recherches, et notamment celles réalisées par Mathias Pessiglione (directeur de recherche à l’INSERM et spécialiste des mécanismes cérébraux), nous montrent que ce qu’il nomme la fatigue cognitive dépend du coût énergétique du contrôle cognitif (différent de la capacité du contrôle cognitif) situé dans le cortex préfrontal latéral (Les Vacances de Momo Sapiens, Odile Jacob, 2021).

La fatigue mentale, ou surcharge mentale, a pour conséquence de nous donner la sensation que le travail à réaliser est de plus en plus difficile, pénible. De plus, elle amène à chercher des déclencheurs rapides (bonbons, cigarette, alcool…) de dopamine (circuit de la récompense) alors qu’habituellement ce n’est pas le cas.

En prenant en compte cet état physiologique, il est impossible d’embarquer qui que ce soit dans la compréhension du Lean, dans un coaching ou même dans un questionnement. Le cerveau de la personne déclenchera inconsciemment un stress (noradrénaline) en lien avec la potentialité des efforts à déployer et les risques liés aux ressources disponibles. La conséquence sera un état passif ou une opposition marquée.

Lire également La maîtrise du geste pour réduire la charge mentale ou comment un geste parfaitement intégré libère de la capacité cognitive.

Mes changements

Je pense que tout cela entre également dans ma (notre ?) difficulté à transmettre le vrai Lean (le Toyota Production System) et entretient de facto, par facilité et économie des ressources physiques et physiologiques, l’idée profondément fausse que le Lean est juste une boîte à outils dans laquelle on peut piocher ce qu’on veut indépendamment du reste.

En m’appuyant sur les connaissances apportées par les neurosciences et les sciences cognitives, la lecture de mon expérience de coach Lean prend une dimension différente. Naturellement en questionnement sur mes pratiques, j’inclus depuis peu la question : comment mieux prendre en considération les spécificités de chaque personne pour faciliter leur apprentissage ?

Par spécificités, j’entends lire la personne pour déterminer sa disponibilité cérébrale (et non pas sa capacité à) pour apprendre. Mais également, comment je peux rendre moins complexe – donc moins consommateur d’énergie – mes initiations, coachings et formation.

Je pense, et c’est pour ça que je vais m’adapter, qu’en changeant de posture, il est possible d’améliorer la diffusion, la compréhension et l’application du vrai Lean. L’effort doit venir des 2 côtés !

Un mois avant cet article, alors que j’étais encore en formation avec Guillaume Attias de BMO, Élodie Lhermitte, avec qui j’ai eu plusieurs échanges autour des neurosciences et du Lean, m’a proposé d’enregistrer une session pour son podcast JeudiLean. Vous pouvez écouter notre échange ici.

Rendez-vous dans un prochain article pour voir si ça fonctionne ou pas 😁

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